Pourquoi je ne devrais pas faire ce métier

Pour mon premier billet de blog, j’ai décidé de tenter de répondre à la question que je me pose souvent en tant que spécialiste de l’accessibilité numérique : « Pourquoi ? ».

Cette question paraît simple et pourtant, elle peut donner le vertige. Sans faire une périlleuse mise en abîme, il est tout d’abord intéressant de se demander pourquoi cette question.

Le contexte : L'accessibilité numérique ?

À moins de vivre reclus de la société depuis des dizaines d’années, vous connaissez sûrement le concept de l’accessibilité physique, notamment pour les bâtiments.

Le postulat est simple : nous ne pouvons pas tous grimper des marches d’escalier ou ouvrir une porte facilement. Le geste le plus anodin pour quelqu’un de « valide » peut être extrêmement complexe (voir impossible) pour certains.

L’accessibilité, c’est :

« la possibilité pour les personnes handicapées d’accéder à un lieu physique ou à des informations ».

Source : Wikipedia

On parle ainsi d’égalité, vous savez, la partie centrale de la devise, entre la liberté et la fraternité.

Le métier d’auditeur est donc de vérifier qu’un site Web, une application mobile ou encore un fichier PDF soit accessible et donc consultable par tous.
Que tout le monde ait accès au même niveau d’information.

Une personne sur cinq est concernée

Et là, vous allez me dire : « Je vois bien le problème pour les bâtiments, mais tout le monde peut aller sur Internet non ? ».

C’est le moment de sortir les chiffres de l’INSEE.
Douze millions de personnes en France sont touchées par un handicap.
Voilà.

Si vous n’êtes pas familier du sujet, ce chiffre peut paraître énorme. Il est pourtant vrai.
Je ne vais pas tout détailler, mais déjà on peut parler de :

  • 1,7 millions de malvoyants ;
  • 5,2 millions de malentendants ;
  • 3,5 millions de personnes à mobilité réduite ;
  • un homme sur 12 est daltonien ;
  • un enfant sur 20 est dyslexique.

La liste est longue, ce n’est pas le but de cet article de détailler les chiffres.
Mais vous comprenez bien qu’on est au final tous concernés.

80% des handicaps sont invisibles

Donc pour revenir à la question précédente, les problèmes d’accessibilité dans le numérique sont nombreux et variés (liste non exhaustive) :

  • Navigation au clavier impossible (de nombreux utilisateurs n’utilisent pas de souris)
  • Impossibilité de comprendre quoi renseigner dans un champ de formulaire 
  • Mauvaise perception des textes en couleurs (voire impossibilité de lecture) 
  • Mauvaise restitution d’une synthèse vocale (outil qui lit à haute voix le contenu affiché) 
  • Impossibilité de comprendre une vidéo non sous-titrée
  • Etc…

Le numérique, notre nouvel oxygène

On est d’accord que le numérique est partout.

Certes, les ours polaires ne nous remercient pas, l’impact écologique étant (lui aussi) complètement ignoré.
Mais vous pouvez reconnaître que vous seriez bien embêtés si vous ne pouviez pas utiliser un ordinateur ou un smartphone.

Nous n’avons plus le choix, nous sommes dans un monde numérique. Il faut faire le deuil des années 80, des cabines téléphoniques et autres Tatoo (oui, je ne suis plus tout jeune).

Donc pourquoi aurait-on le droit de vous interdire d’utiliser un ordinateur ? D’aller sur Internet ? De téléphoner à vos proches ? De prendre rendez-vous chez le médecin ?
De consulter le relevé de votre propre compte en banque ?

Discrètement, vous venez déjà de lire les premiers « pourquoi ».

L’injustice fondamentale est donc ici.

Internet, le Far West numérique

Pour rappel, Internet a été créé avec une valeur essentielle :

« Un seul Web partout et pour tous ».

World Wide Web Consortium

Les premiers standards techniques concernant l’accessibilité datent de 1997 (je fais le calcul pour vous, cela fait donc 25 ans).

Ayant commencé à travailler en tant que développeur Web en 2007, je vous garantis que vous deviez respecter les standards pour que votre site ne soit pas en PLS (Position Latérale de Sécurité) avec Internet Explorer 6 (repose en paix cher IE…).

Ainsi, après plus de deux décennies de normes et une démocratisation totale, Internet devrait donc être mature, propre techniquement et universel.

La réalité est affligeante : 97% des pages d’accueil ont des erreurs (source The WebAIM Million). Ce chiffre ayant été obtenu avec un outil automatique limité et sur les sites les plus visités, il y aurait donc en fait largement moins de 1% de sites accessibles.

L'acteur Clint Eastwood en cow-boy sur son cheval
Clint, développeur à cheval sur les principes

Vous ne le saviez donc peut-être pas, mais le niveau technique global du Web est extrêmement pauvre.
Chacun fait un peu à sa manière, suivant ses choix technologiques et ses impératifs. Et les standards ne sont plus vérifiés, ils ne servent qu’à « ralentir » ou à « brider sa créativité ».

Pourquoi Internet doit-il être un Far West numérique où chacun suit ses propres règles ?

De nombreux secteurs, comme l’agro-alimentaire par exemple, ont un pôle Contrôle Qualité extrêmement développé. Pourquoi est-ce très rare dans le numérique ?

Encore ce fichu « pourquoi »

Les navigateurs « pansement »

« Mais qu’est-ce qu’il nous raconte celui-là, tout s’affiche bien chez moi ! »

Oui, tout s’affiche globalement bien. Parce que les navigateurs ont appris à corriger automatiquement les erreurs pour que les contenus s’affichent quand même (IE 6 nous manquerait presque…).

Insérez l’adresse de votre site Web dans le validateur officiel du W3C et regardez le nombre d’erreurs. Je vous souhaite une liste pas trop longue.

Mais comme l’informatique n’est pas magique (même si ça rime), un simple navigateur ne peut s’adapter à tous les besoins des utilisateurs (voir chiffres de l’INSEE plus haut).

De nombreuses personnes utilisent ainsi des technologies d’assistance qui leur permettent de naviguer sur un support numérique (synthèse vocale, outil de zoom, loupe d’écran, plage Braille, clavier adapté, etc…). Ces technologies se basant sur les normes, elles peuvent ne pas fonctionner si le contenu consulté ne les respecte pas.
L’utilisateur risque donc d’être complètement bloqué et de ne pas pouvoir consulter le contenu ou d’interagir avec celui-ci.

C’est ici qu’entre en jeu le fameux « pourquoi » du quotidien de l’auditeur.
Pourquoi charger des dizaines de scripts pour afficher un champ texte ? Pourquoi écrire des textes que personne ne peut lire ? Pourquoi décrire une image avec le mot « image » ?
Pourquoi décider à la place de l’utilisateur ?

Ce qui vous paraît évident et simple peut être bloquant pour certains.

L’extrême majorité des erreurs se trouve en effet sur :

  • des champs de formulaire ;
  • des contrastes trop faibles ;
  • des boutons ;
  • des liens ;
  • des images ;
  • des tableaux ;
  • etc…

Même si le Web s’est « modernisé », on parle ici de composants simples, existants depuis des années et étudiés dans les premières semaines des écoles d’informatique.

Et de ce que j’entends lors de discussions entre amis le week-end, tous les utilisateurs se demandent globalement : « Pourquoi tout devient si compliqué ?!! ».

Répondre à la question

Alors, fort de ce postulat, je repose cette question : « Pourquoi ? ».
Et plus largement, « Pourquoi je ne devrais pas faire ce métier ? ».

Il y autant de réponses possibles que de sens donnés à ce mot.

La pression sociale du « tout de suite » y est sûrement pour quelque chose.
La promesse business de marges alléchantes également.

L'acteur Édouard Baer en personnage égyptien
« Je ne crois pas qu’il y ait de bons ou de mauvais informaticiens. Je dirais que c’est d’abord des rencontres »
(Parodie d’Otis, personnage du film Astérix et Obélix – Mission Cléopâtre)

Dans un monde parfait, les standards doivent être respectés. Inutile donc de vérifier ou de conseiller. Mais l’erreur est humaine et l’omniscience n’existe pas.
C’est pour cela qu’il peut être nécessaire d’être accompagné afin de se remettre en ordre de marche.

Je ne remets clairement pas la faute sur les développeurs car, pour l’avoir été, je les comprends. Ils sont le dernier maillon de la chaîne, ceux qui produisent mais rarement ceux qui décident, et encore moins ceux qui sont concertés.

Imaginez un employé d’une usine automobile qui doit installer une cinquième roue sous le châssis. Est-ce de sa faute si elle est inutile ? Et qu’au final le produit n’est pas utilisable ?

Positiver, se remonter les manches et trouver un sens à son travail

Se remettre en question pour répondre à la question. L’idée est séduisante.
Elle est surtout très efficace.

En 2012, lorsque j’ai découvert l’accessibilité numérique, j’ai modifié de nombreux processus et jeté de nombreux gabarits graphiques.

Le monde réel m’est apparu car, n’étant pas (encore) confronté au handicap, je faisais les mêmes erreurs que les autres.

À force de m’intéresser au sujet, j’ai compris que c’était clairement faisable, qu’il n’y avait pas de grands défis dans l’extrême majorité des cas.

Certaines agences ont fait le pari de se remettre en question, et elles ont gagné en qualité et en sérénité (je remercie d’ailleurs chaleureusement les agences accompagnées par AccessProd).

La nouvelle génération cherche un sens à son travail. Le numérique ne doit plus être abstrait, il doit se recentrer sur les vrais gens, ceux qui, derrière leur écran, râlent et hurlent parce qu’ils ne comprennent rien à l’informatique ou ne peuvent pas remplir un formulaire.

Dans un monde de plus en plus virtuel, l’accessibilité numérique permet de se concentrer plus que jamais sur l’humain dans toutes ses différences.
De créer un espace où nous sommes tous égaux.

De se sentir utile, tout simplement.